dimanche 21 juin 2009

Intimité érotique 2



Issu du dialogue d’éducation sexuelle – dont L’Ecole des filles de Michel Millot et Jean L’Ange, L’Académie des dames de Nicolas Chorier et les Cartas de Olinda e Alzira de Bocage sont les prototypes européens –, le roman érotique est rapidement devenu, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, sinon déjà un monologue remémoratif ou autonome, du moins un récit autodiégétique résolument tourné vers le souvenir de charmantes expériences, l’exploration de l’intimité et une introspection qui est certes égotiste, source d’une satisfaction narcissique, mais, surtout, origine d’un projet de vie et mode d’approche du moi et des ressorts de la subjectivité. Cette dimension prend sans cesse plus d’importance au fil de l’Histoire et s’inscrit de manière obsédante dans l’autofiction de Jacques Henric, Comme si notre amour était une ordure – réponse différée à La Vie sexuelle de Catherine M., reprise des Confessions d’un anonyme russe par laquelle l’auteur brûle de répondre à ces deux questions intimement liées : « Qui es-tu ? Quelle est ta vérité ? »1. Récit qui reprend, pour le subvertir, le genre du roman-mémoires érotique constitué de la souvenance de tentatives galantes exquises ou, a contrario, cuisantes. Avec magnanimité ou avec « l’infinie distance d’une dignité blessée »2, le personnage-narrateur – dont le lecteur inévitablement fait une « figure de l’auteur »3 – se livre alors à « une confession fidèle des travers et des erreurs de [sa] jeunesse » qui « pourra servir de leçon »4 à son lecteur. La découverte de l’intimité voluptueuse du héros – ou, plus souvent encore, de l’héroïne – ainsi dotée de fins d’édification n’est cependant pas davantage une dénonciation des roués qu’un éloge de la vertu ou une apologie de l’inconduite (même si, presque invariablement « l’amour charnel est [présenté comme] un des chemins du mystère »5). Elle sert à mettre au jour les mécanismes idéologiques de l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles : le rôle grandissant du sensualisme philosophique, l’intérêt croissant porté à l’enfance, l’invention de l’adolescence, l’attention pour les déterminismes multiples qui font et défont la personnalité, l’importance progressive accordée au mérite – dont témoignent, en l’occurrence, les prouesses accomplies dans l’art du déduit. Ce qui, par parenthèse, indique que si l’érotisme est du côté de la vie, ce n’est pas seulement en ce qu’il emprunte aux genres autobiographiques – mémoires, journaux, correspondances, autobiographie – leurs structures pour rendre compte d’une expérience, entre la passion et l’action, entre l’épreuve et l’essai, mais aussi et surtout en ce qu’il articule les thématiques de l’énergie (au sens où l’entend Schiller), de l’élan vital (défini, depuis Bergson, comme une lente accumulation et une brusque détente), de la volonté, ce « désir aveugle et irrésistible » dont Schopenhauer faisait la vie même, et du dionysiaque, cet « instinct esthétique » qui, pour Nietzsche, hélas, « dort dans la nature »6. Ce mouvement à la fois rétrospectif et introspectif mettant en « relation le dedans troublé et le dehors scriptural »7 est un mode d’appréhension particulièrement efficace des états de conscience, par un retour sur soi-même qui précise peu à peu la thématique intime : scènes d’intérieur, évocation de la banalité quotidienne, effusion fortement dramatisée des sentiments et de la sensualité. Thématique qui régira encore l’érotisme romantique, souvent négligé, mais dont l’étonnante collection de Hans-Jürgen Döpp met en lumière, par le biais de la lithographie et de la peinture, l’extraordinaire dynamisme8.
L’enchevêtrement de la fiction et de la réalité dans le récit érotique autodiégétique, qui doit tant à l’hypertrophie de l’intime, ce superlatif de l’intériorité, s’explique historiquement par un double jeu de « mímēsis formelle »9, ce qui, si l’on suit les analyses proposées par Michał Glowinski, signifie qu’il est l’imitation d’autres modes de discours littéraires, d’autres formes d’expressions concurremment présentes dans la culture qui préside à son épanouissement. Etudier l’intimité érotique revient donc à mettre au jour la tension qui existe entre la représentation du vrai et l’évocation du faux, entre la stylisation de la réalité et celle du fantasme, entre le désir de totalité et un certain amour de la fragmentation. Et aussi à analyser le plaisir ressenti par le lecteur à reconnaître précisément les modèles parodiés pour saisir les significations du récit qui s’appuie sur eux. Soumis à l’influence des romans à la première personne – romans-mémoires et romans picaresques –, devenus majoritaires dès la fin du XVIIe siècle, les genres autobiographiques deviennent prégnants dans le panorama littéraire européen. En retour, ce modèle autobiographique modifie la forme romanesque qui lui emprunte ses caractéristiques majeures, ses thématiques, ses procédés d’écriture, ce qui tend à nier le caractère fictionnel du roman, ce dernier enchevêtrant alors, de manière inextricable, comme plus tard s’y plaira l’autofiction, énoncés parfaitement sincères et manifestement mensongers.
Ainsi, d’une part, des romans comme Margot la ravaudeuse, l’Histoire de dom B***, portier des Chartreux, Thérèse philosophe, Les Sonnettes de Guillard de Servigné ou les Memoirs of a Woman of Pleasure se présentent comme des autobiographies prétendument réelles. Ce phénomène d’imitation vraisemblabilisante traverse l’histoire littéraire, le récit érotique hésitant longtemps entre le modèle du roman-mémoires – qui détermine encore le Journal d’une enfant vicieuse d’Hughes Rebell, la Colette et les Dévergondages de Spaddy, les anonymes Jeux du plaisir et de la volupté – et le roman personnel – forme qui structure jusqu’aux Memoiren einer Sängerin de Wilhelmine Schröder-Devrient et aux différentes fictions d’Emmanuelle Arsan. D’autre part, nombreux sont les auteurs qui, comme Casanova, reconnaissent explicitement l’influence exercée sur leurs productions autobiographiques par des fictions autodiégétiques – essentiellement le Portier des Chartreux, Thérèse philosophe et Les Confessions du comte de *** de Duclos. C’est cette possibilité d’associer fiction et sincérité qui les pousse à approfondir l’analyse de la dimension élitiste inhérente à la quête du plaisir, de l’abandon aux passions, des inquiétudes qui tourmentent le libertin déclinant. Et c’est le même processus d’hybridation générique qui – indiquant qu’à leurs yeux « l’image est la chose même »10 – leur permet de laisser libre cours à leur fantasme d’omnipotence, à cette mégalomanie qui sera également capitale dans l’autofiction érotique où toujours l’auteur, devenu personnage, se voudra « brillant, admiré, fêté », cherchant pour ce faire « inlassablement à étonner, à fasciner, par l’esprit, les réparties, le faste, la magnificence »11. Cette exaltation d’un moi prodigieux étant l’accomplissement logique de grands seigneurs libertins souhaitant « violer toute morale transcendante au profit de valeurs purement immanentes à eux-mêmes, se faire la mesure de toute chose, satelliser pour ainsi dire autrui et le monde autour de leur ego »12. En suivant les hypothèses avancées par Freud dans Deuil et mélancolie, on comprend que l’ensemble des écritures intimes érotiques sont à envisager comme une réaction défensive à la perte d’objet constitutive de la mélancolie et donc, comme une manière de travail de deuil. C’est ce qui explique à la fois, paradoxalement, la structure initiatique de ces récits – qu’ils soient factuels ou fictionnels n’y change rien – et l’importance du registre de la plainte dans des histoires qui superposent l’expérience érotique et l’épreuve d’une vieillesse qui altère l’image triomphante du séducteur. C’est ce qui explique encore que, parcourus par les réminiscences, les récits libertins qui contrefont le modèle des mémoires – et ceci vaut encore, à la fin du XIXe siècle, pour Le Roman de Violette ou Autobiography of a Flea – tentent, narcissiquement, de protéger les esthètes voluptueux que sont leurs auteurs de « l’increvable mélodie de la mort qui accompagne la plupart des passions amoureuses »13, de sauver de l’oubli, pour eux-mêmes, leurs années heureuses, les demoiselles qu’ils ont aimées, celles qu’ils ont désirées. Annie Ernaux ne dira pas autre chose en affirmant au magazine Regards en avril 2001, à propos de Se perdre : « je n’ai pas écrit pour le dire à quelqu’un. J’ai écrit pour le bonheur de me souvenir », « ces signes jetés sur le papier me restituent, quand je les relis, l’une des choses les plus fortes que j’aie vécues, et c’est une raison suffisante pour que je les publie. Qu’ils aient ou non le pouvoir de restituer la même chose au lecteur, je m’en fiche ». Enfin, c’est ce rapport équivoque au temps qui passe qui explique que les narrateurs-personnages soient partagés entre deux convictions contraires, entre la certitude que « ce qui est dur dans la mort, c’est la pensée que nous allons cesser d’exister et que tout va continuer sans nous : les filles, les fleurs, le bonheur… »14, et la croyance que leur propre disparition, inconcevable, menace l’existence même du monde. La mémoire fait renaître ensemble désir et plaisir, poésie et vérité ; et Wilhelmine Schröder-Devrient, traduite par Apollinaire, se remémore en des termes lestes ses délices d’autrefois : « à écrire cela, je me sens ravie par le souvenir de ces heureuses heures viennoises, au point que ma main gauche cherche involontairement l’endroit où un tel souvenir produit encore l’impression la plus vive. / A mon écriture toujours plus mauvaise, vous constaterez que je suis envahie par ces sentiments. Tout mon corps tremble de désir et de satisfaction. Au diable la plume et… »15


1 J. Henric, op.cit., p.13.
2 J. Henric, op.cit., p.165.
3 Cf. M. Couturier, La Figure de l’auteur, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1995 et, du même, « De la narratologie à la figure de l’auteur » in V. Jouve (éd.), L’Expérience de lecture, Paris, L’Improviste, 2005, p.113 sqq.
4 Duclos, Romans libertins du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1993, p.LVI.
5 J. Henric, op.cit., p.237.
6 Cf. F. von Schiller, Textes esthétiques, Paris, Vrin, 1998 ; H. Bergson, L’Energie spirituelle, Paris, Puf, 1990 ; F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1989 ; A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, Puf, 1989, p. 350.
7 J.-P. Miraux, L’Autobiographie. Ecriture de soi et sincérité, Paris, Nathan Université, p.35.
8 H.J. Döpp, Romantique. L’art érotique au début du XIXe siècle, Amsterdam & Singapour, The Pepin Press, 2000.
9 Cf. M. Glowinski, « Sur le roman à la première personne » in Esthétique et poétique, textes réunis et présentés par G. Genette, Paris, Seuil, coll. « Points », 1992, et S. Hubier, « Le roman à la première personne, une mímēsis formelle ? » in Enjeux, n°60, Namur, Pun, 2004.
10 J. Henric, op.cit., p.217.
11 M.-F. Luna, op.cit., p.255.
12 Ibid.
13 J. Henric, op.cit., p.62.
14 G. Matzneff, Nous n’irons plus au Luxembourg, Paris, La Table ronde, « La petite vermillon », 1993, p.203.
15 W. Schröder-Devrient, Les Mémoires d’une chanteuse allemande, Paris, Tchou, 1980, p.65-66.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bravo pour tout votre travail théorique. Je tiens, moi-même, un blog que je veux érotique et littéraire tout à la fois. Je suis donc tout à fait intéressé par vos réflexions et je me suis permis de faire un lien avec vos textes sur mon site.
http://sur-le-cul.blogspot.com/